NB: Conseil de lecture en ce qui concerne les noms des lieux et des personnes, la lettre « u » est à prononcer « ou »
[issuu width=420 height=272 backgroundColor=%23222222 documentId=120129003022-7f446537d9e8467183e1ac90fc25bc99 name=irreverence username=alsemwiseman tag=intika unit=px id=5a91ddc7-3789-54e8-aa7b-ea930b55b612 v=2]
Extraits tirés du Compendium des Deux Guerres, par Kazuma, Vénéré Protecteur de Technotlan.
Je m’en rappelle comme si c’était hier. En cela, je n’ai guère le choix puisque ce souvenir s’impose au plus profond de ma chair à chaque instant de mon existence…
Je venais d’entrer dans ma seizième saison des pluies, c’était également la dixième année depuis ma nomination, le jour que je vis Iléa Lunga, le Faiseur de pluies, qui était aussi mon père, quitter Technotlan à jamais.
Il m’appela Kazuma, le Délaissé. Dans ses yeux marrons, pétillants d’intelligence, je lus à la fois de la tristesse et une certaine forme d’enthousiasme que je ne comprendrais que bien plus tard.
Officiellement, il partait en quête, une mission d’assignation impériale pour percer les mystères des Tulans, ce peuple ancien qui colonisa le Monde Unique aux temps immémoriaux, et qui dans la foulée avait conquis les mers, les airs et même les chemins insoupçonnés à travers les étoiles.
Ce qui se disait tout bas était tout autre chose. Le Faiseur de pluies avait été exilé (exil glorieux certes mais exil quand même) pour ne plus faire d’ombre à son frère l’Orateur Vénéré, Zen’vu Mwitlu, Taureau Remuant.
En effet, sa renommée de chercheur était si grande que même les prêtres s’étaient pris à le craindre. Ses accomplissements, nombreux, pouvaient sans rougir porter le nom d’exploits.
Cependant, sa plus triste défaite restera sans doute son incapacité à sauver la princesse Aem’lu, Lune Pleine, l’unique femme de sa vie et ma mère. Elle succomba à la mort noire, cette maladie incurable qui ronge l’être de l’intérieur et le corrompt jusqu’à effondrement.
Il partait donc, autant victime de la jalousie de son frère que de son insatiable curiosité et du besoin presque maladif de couronner de succès chacune de ses entreprises. S’il parvenait à révéler à lui-même et au monde la vraie nature des Tulans…
Dix années donc, presque jour pour jour après cette illustre partance, à mon tour j’étais victime du même orgueil, du même attachement à vouloir se distinguer. À vouloir démontrer l’acuité d’un esprit qui serait délié du carcan des traditions. Être prince apparemment ne me suffisait plus.
Grandir orphelin m’avait rendu ambitieux. Et surtout l’ombre de ce père que je ne connus que très peu et dont la renommée au lieu de s’éteindre s’était transformée en légende après son départ.
Toutefois, au-delà de ces raisons, c’est mon amour de jeunesse qui fut l’artisan de ma chute.
Elle se nommait Maraë, Roseau d’été, la fille unique d’un notable de l’Empire. Un général des armées de l’époque mémorable du règne de mon grand-père, et qui avait sur le tard choisi de changer de carrière en se transformant en fermier. Ce revirement lui avait très bien réussi, puisque son clan en était ressorti plus prospère que jamais, et par ce fait devint très influent malgré une situation éloignée de la Capitale.
Amoureux de cette demoiselle depuis notre première rencontre à la rentrée des classes à l’Université de Technotlan, je le reste à ce jour. Elle était clairement la plus belle fille de la promotion et plus encore. Mais s’il restait à convaincre mon engouement à son égard, elle le fit par sa vivacité d’esprit, son élégance, sa candeur, sa générosité.
Dans ma vie, très rangée, presque austère, sous l’œil malveillant de l’Orateur Vénéré, pour le moins récalcitrant comme tuteur, Maraë arriva telle une comète et mit tout mon monde sens dessus-dessous.
Dans les groupes de discussion, elle s’illustrait par la pertinence de ses répliques, son insolente intelligence. L’Université fut toujours une espèce de lieu sacré pour les libres penseurs. En son sein, on avait le droit et même l’obligation de laisser errer son imagination. Ce qu’on oubliait par contre de préciser aux jeunes esprits naïfs, parce que sans doute cela allait de soi, était que ce jeu ne pouvait être pris trop au sérieux au risque de créer des désagréments bien réels.
Les clergés restaient sur le qui-vive. Il n’était pas bon de pousser la réflexion dans la mauvaise direction, de lancer le questionnement en terrain hasardeux. Les problèmes traitant de l’arithmétique ou ceux de l’étude de la matière étaient plébiscités tant qu’ils ne venaient pas entacher les théories fondatrices.
En cela, le Faiseur de pluie avait, sans peut-être le vouloir, entamer une révolution en introduisant le concept de Science qui était, selon lui, la religion du doute chez les Tulans. D’après ce dogme, pour le moins étrange, rien ne pouvait être considéré comme vrai avant d’avoir été démontré.
Cette approche originale du monde m’avait grandement séduit à l’époque, et sans doute parce que dans ma vie privée, je n’étais en droit ni de remettre en question ma condition de prince déshérité, ni d’élever la voix contre les mauvais traitements subis sous la houlette de mon oncle, l’Orateur Vénéré : jouer au briseur de tabous me donnait une espèce de second souffle, une impression de liberté que je savourais plus que de raison.
Entre les lignes d’argumentations, les sursauts de génie et les pics acerbes, Maraë et moi nous adonnions à une danse hésitante et exquise qui caractérise les premiers amours. La première année à l’Université nous avait vu devenir des grands débatteurs et ce sur des sujets variés.
Ce bonheur toutefois n’était pas sans revers. Razolt, Lion Furieux, le prince héritier était aussi de la même promotion, et si sans fausse modestie je pouvais prétendre à plus d’intellect et de maturité, sur le plan de la simple présence physique, il me battait à plate couture. En effet, il émanait de mon cousin le charisme naturel de celui qui, conscient de sa place dans l’univers et de sa propre importance, n’a d’égard pour autrui.
Oh ! Que l’on ne se méprenne pas, il savait se montrer charmant. Son magnétisme naturel n’avait d’égal que son côté revêche lorsqu’il se sentait contrarié.
Je savais que Maraë avait un faible pour l’homme et cela me mettait dans des états tels que, je suis au regret de l’admettre, je perdais souvent mes moyens. Razolt le sentant également s’en servait pour exploiter toute confrontation à son avantage.
Sous ses airs de brute, le prince Razolt restait donc un esprit vif, et surtout génialement sournois.
Il a déjà tout, songeais-je souvent, pourquoi ne peut-il me laisser le seul bonheur de ma vie ? Pourquoi faut-il que la haine des pères s’insinue jusque dans cet aspect de ma vie ?
Aveuglé par la jalousie et la rancœur, je ne vis pas se tisser autour de notre couple les rets infrangibles de la fatalité.
Un jour donc, lors de ces débats animés où s’exaltaient nos imaginations débridés, je lâchai avec conviction, la phrase qui scella mon sort :
« Les dieux n’ont de pouvoir que ce que leurs prêtres veulent bien leur accorder ! »
Silence soudain, tout le monde se regardait comme des enfants pris en flagrant délit.
« Je dirais même plus, ils n’ont de réalité que la force des mythes qui nous ont été inculqués à coup de bâton. » ajoutai Maraë après l’instant de stupeur.
Discussions animées, passionnées, farouches. Beaucoup criaient au scandale et au blasphème, et je reconnus parmi eux quelques émissaires cachés des clergés. J’avais mis le feu aux poudres, et l’incendie n’était pas près de s’arrêter.
Razolt, contrairement à ce que j’aurais pu attendre de lui, manifesta une attitude flegmatique. Un sourire calculateur jouait sur ses lèvres lorsqu’il s’approcha de moi et me tapota l’épaule.
« Quel culot, frangin ! On peut te reprocher beaucoup de choses, mais nul ne peut nier que tu es le fils du Faiseur de pluies ! Regarde autour de toi. T’as vu la pagaille que tu as semée ? Toutefois, cracher du venin par les mots est à la portée du brave comme du couard. À moi, rien ne parle plus que les actes. Serais-tu prêt à braver les temples pour prouver la vacuité du pouvoir supposé des dieux ? »
Le sang bouillonnait dans mes veines. Je venais de blasphémer publiquement, contestant une autorité bien au-dessus de l’Orateur Vénéré ; et je n’en avais cure!
C’était hallucinant, inimaginable, même le Faiseur de pluies n’était allé aussi loin. C’était une volte, une rébellion intime autant qu’universelle et dont le pouvoir cathartique me donnait carrément des ailes. La tête me tournait tant j’étais euphorique, emporté par l’élan, encouragé par la reconnaissance du prince, une reconnaissance que je désirais secrètement mais que je ne m’étais jamais avoué, je répondis de l’air le plus calme du monde :
« Le lieu et l’heure et je relève ton défi. »
Maraë s’offrit à moi ce jour-là. Nous fîmes l’amour dans son appartement. Après, elle m’invita à rester malgré l’interdit. La peur d’être pris ne faisait pas le poids face à notre exaltation. Nous nous sentions libres, vivants, invincibles.
Somnolant sous la torpeur qui gagne les amants repus d’étreintes, je fus interpellé par un léger bruit à la porte.
Une note venait d’être glissée sur le paillasson:
Cette nuit à minuit au temple de Tatloc.
J’espère ne pas être en affaire avec un pleutre…
Il faut bien reconnaître à Razolt, son sens de l’à-propos. Je gage qu’il aurait pu faire carrière en tant que dramaturge, mais soit. Loin de m’intimider la missive me galvanisa, malgré la menace voilée qu’elle renfermait : le prince était au courant de notre idylle et se réservait le droit de vendre la mèche au moment opportun ou d’user ultérieurement de ce savoir pour un quelconque chantage. Aussi, je fus surpris de trouver Maraë dans la même disposition que moi. Tout simplement sereine et exaltée.
Rien ne pouvait nous arrêter. C’était du moins notre impression.
Le temple de Tatloc n’était pas loin du quartier résidentiel des étudiants quelques deux kilomètres à vol d’orka[1]. Comme il ne faisait pas si tard encore, nous décidâmes de marcher. Maraë ayant résolu de m’accompagner, je n’avais pas le cœur de l’en dissuader. Ne me rendais-je pas compte du danger ? Sans doute. Néanmoins, je regrette amèrement de ne pas avoir montré plus de sagesse, et surtout de prévenance à son égard. Or, je reste persuadé que je n’aurais jamais pu la convaincre de ne pas me suivre si elle en avait décidé ainsi.
Les rues chichement éclairés par les lumières des maisons, semblaient danser sous un jeu d’ombres permanent. Il y avait peu de passants, et les rares que nous rencontrâmes passèrent leur chemin sans les échanges habituels de politesse, comme si la seule chose qu’ils désiraient était d’être au plus vite à l’abri de leur toit. Cela aussi aurait dû m’alerter. De tout temps, Technotlan fut une ville sûre, on était plus en sécurité dans ses rues qu’à un banquet de notables.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il t’a préparé comme défi ? demanda Maraë d’un air absent, elle semblait perdue dans ses rêveries, et cette question rien de plus qu’une pensée subsidiaire.
— Je n’en sais rien, dis-je, me sentant soudain moins hardi. Rien de bien extravagant, il n’a pas l’imagination pour ça.
C’était évidemment un vœu pieux. La peur ami de mes premiers jours, dès les débuts de la maladie de Aem’lu. Peur qui s’était approfondie avec le départ du Faiseur de pluies. Peur enfin qui s’était cristallisée à chaque fois que je rencontrai mon oncle au détour d’un corridor du Palais. Cette terreur me possédait à nouveau. Je pensais m’en être débarrassé depuis mon arrivée à l’Université. Mais je me rendis compte enfin que je me mentais à moi-même.
Pris soudain d’une envie de fuir, de rebrousser chemin, d’aller très loin peu importe l’endroit, mais un ailleurs salvateur, je sentis mon corps s’émouvoir et fus saisi de tremblements. Une main se glissa dans la mienne, mon regard croisant le sien, je lis sur ses lèvres plus que n’entendit:
— Tout ira bien!
Honte et soulagement. Elle me souriait et cela avait suffi pour me redonner du courage.
Nous reprîmes donc notre marche.
Je pense avoir depuis toujours une aversion pour les temples, sans doute parce que les résidents de ces lieux n’avaient que peu d’égard pour la vie humaine. Malgré mon statut de prince et mon obligation d’assister à tout évènement cérémoniel d’envergure, j’esquivais si possible toute activité impliquant les clergés. Il n’est donc pas difficile d’appréhender mon malaise lorsque nous franchîmes le seuil du Temple de Tatloc.
Dans notre panthéon, Tatloc est bien entendu un dieu primordial. Seigneur de la pluie et de la croissance. On craint sa colère qui amène sécheresse et famine.
Dans la pénombre du sanctuaire régnait une atmosphère lugubre dominée par une exhalaison… organique. L’odeur caractéristique de la terre restée très longtemps sèche avant d’être inondée de pluie, et paradoxalement une pestilence de moisissures. Insistante, elle semblait s’insinuer et s’attacher à notre peau. Comme si voulant par un processus mystérieux nous intégrer au corps que formait l’architecture. Était-ce cela être prêtre : appartenir corps et âme à une force obscure, volatile, dangereuse ?
Le Temple de Tatloc se trouvait sous la grande pyramide, située au cœur de Technotlan. Il était le plus grand des sanctuaires consacrés abrités par l’architecture et le plus fréquenté. Ouvert au public, chacun pouvait venir y faire ses prières et y apporter des offrandes aux pieds de la statuette trônant sur l’autel dans le fond de l’édifice.
Nous avions du mal à avancer à cause de la semi-obscurité irrégulièrement assaillie par la lumière vacillante qui provenait des torches accrochées de part et d’autre sur les parois de la salle. Le sol en terre battue, trop inégal et parsemé de flaques d’eau n’était pas pour arranger notre progression. Un bruit distinct de porcelaine qui se brise nous fit sursauter alors que nous n’étions plus très loin de l’autel.
— Qu’est-ce…?
Bien avant que je ne termine ma phrase, une certitude se saisit de moi. Je parcourus en quelques secondes les derniers mètres pour confirmer mon appréhension.
La statuette représentant Tatloc gisait au sol, brisée. D’entre les fissures dans la terre cuite suintait un liquide noir qui avait une curieuse texture de sang. Les pattes griffues de la figurine se tenaient à un angle improbable, les ailes semblaient avoir été arrachées. Mais le plus frappant fut les yeux, presque humains, qui me fixaient de manière implorante.
— Nous devons partir avant que les prêtres ne découvrent…
J’étais sous le choc, mes pensées se bousculaient à une vitesse telle que j’avais du mal à avoir la suite dans mes idées. Comment avais-je été aussi naïf ? Razolt était bien plus fin, plus immoral, plus réformiste que moi. Comment battre un ennemi qui ne se fixe aucune contrainte ?
Je m’étais tourné vers Maraë pour la prévenir, la fin de ma phrase mourut dans ma gorge lorsque je vis l’air affligé sur son visage. J’entendis enfin plusieurs bruits de pas. Nous étions cernés. Je n’étais qu’un guerrier modérément habile. Mais qu’aurais-je pu tenter contre tant d’hommes, et pour aller où par la suite ? On nous avait certainement reconnu. Et si j’arrivais à sauver ma peau qu’adviendrait-il après, saurais-je me débrouiller seul dans la jungle hors de la métropole alors que je ne connaissais rien à la survie ?
Qu’adviendrait-il de Maraë, de sa famille ?
Il n’y avait qu’une solution, rester et défendre notre cause. Ils doivent bien savoir que nous ne sommes pas les auteurs de ce sacrilège, songeai-je sans vraiment y croire.
Nous fûmes mis aux arrêts.
Je vis dans les yeux de certains prêtres une haine si féroce et vive, qu’il m’était difficile de concevoir l’énergie déployée pour se contenir comme ils le faisaient. La crainte de mon oncle sans doute y était pour beaucoup. Les chefs d’accusation retenus contre nous étaient accablants. Néanmoins, il nous était donné un choix concernant la préférence de la justice qui nous serait appliquée. Maraë choisit la justice des hommes. Mais moi, craignant la jalousie de mon oncle, qui trouverait là certes l’occasion idéale pour se débarrasser de l’entêtant rappel de l’existence du Faiseur de pluie, je choisis celle des dieux.
Je compris par la suite à quel point j’avais eu tort.
Le jugement fut expéditif et sans appel. Nous étions coupables d’un crime abominable. Maraë fut condamnée à l’exil et sa famille se vit obligée de payer une immense compensation financière qui eut vite fait de la ruiner.
Ma sentence fut plus… originale.
Tatloc étant un dieu de la pluie et de l’eau. Je devais être jugé dans son élément.
Au nord de Technotlan, dans un lieu tenu secret, les prêtres m’emmenèrent. J’avais au préalable était déchu de tous mes privilèges de prince. Habillé d’une simple robe de bure, tête rasée, visage bandé, les pieds nus, je parcourus la ville en trébuchant.
Arrivé au lieu de ma sentence, j’avais, les pieds, les mains et les genoux entaillés pour être plusieurs fois tombé, puisque incapable d’anticiper les obstacles.
Lorsqu’on me retira le bandeau, je constatai qu’il faisait jour. Le soleil était haut dans le ciel. Ce jour-là, tout me sembla plus lumineux, plus vibrant de vie. Nous nous trouvions dans une clairière, il y avait comme une odeur de soufre, et je compris qu’il provenait d’un canal d’eau bouillante un peu en contrebas. Dans les arbres, les oiseaux chantaient gaiement, insouciants, incapables de comprendre qu’un drame allait se produire.
Cette dernière pensée me fit soudain exploser de rire, c’était certainement un rire nerveux, lunatique. Ce n’est un drame que pour toi, mon bonhomme, songeai-je. Ces oiseaux connaissent la mort et la vie et les acceptent comme tels. Accepte, toi aussi.
— Tu as fait la plus grave injure qu’on n’ait jamais faite à notre dieu, s’il ne tenait qu’à moi, je te laisserai comme viande aux porcs, car tu n’es même pas digne d’un silex de sacrifice. Mais il n’est pas aux hommes de juger. Que le dieu lui-même décide de ton sort. Il te faudra traverser ce canal d’eau chaude. Si tu parviens à faire cette longueur et demeurer en vie, nous considérerons que le dieu a choisi de t’épargner. Si tu te noies, ce qui est selon moi l’issue la plus probable, et bien tu auras payé l’insulte de ta vie.
Je compris l’horreur de ma situation, tout en sachant que je ne pouvais y échapper. Ces hommes voulaient me faire souffrir. Je voyais dans leurs yeux que je ne pouvais pas les pousser à commettre un meurtre rapide. Si je n’allais pas dans l’eau, ils allaient trouver un moyen de me torturer autrement avant de mettre fin à mes jours.
On me retira alors la tunique de bure, et me guida jusqu’au bord de l’eau.
Sans plus d’hésitations, je me jetai dedans.
La douleur fut immédiate, aveuglante, explosive, je crus que j’allais perdre connaissance. Je me pensais résigné à mourir. Pourtant, je compris que j’avais envie de vivre, ils me laisseraient en paix si j’arrivais à l’autre bord. J’étais déjà en train de courir-nager avant de m’en rendre compte.
La dizaine de mètres qui me séparait de cette rive aurait tout aussi bien pu être la distance de la terre aux étoiles. J’avais trop mal. Ayant l’impression que ma chair était arrachée par morceaux entiers de mon corps.
Ce fut à cet instant, alors que j’étais au plus vif de la souffrance, certain de l’imminent trépas, qu’un phénomène des plus étranges se produisit. Je vis ma mère comme surgissant d’un lac de givres dormants. Son teint était bien plus pâle que de souvenir, ses yeux, deux étendues placides et argentés. Sa chevelure de jais s’épandait autour de son visage d’albâtre telle une auréole de ténèbres. Elle me souriait pourtant et dans ce sourire une tendresse infinie.
Pas encore… Pas encore, mon enfant. Tu as un destin à accomplir.
Les souvenirs que je garde des instants juste après sont, au mieux, hachurés, au pire, carrément inexistants.
J’entends encore la voix de mon père qui me disait des choses incompréhensibles :
Tu as raison, sais-tu, nos dieux ne sont pas vraiment des dieux. En tout cas, pas au sens tulan du terme.
L’homme n’utilise que dix pourcent de la capacité de son cérébrum. C’est l’organe central du corps, qui a son siège dans la tête et le long de notre dos et des ramifications jusqu’à la pointe de nos doigts et nos orteils.
Lorsque l’homme apprend à augmenter l’usage de ses facultés, il devient un miracle aux yeux de ses semblables. Les dieux que vous connaissez furent des hommes ayant atteint l’Unité : l’usage optimal du cérébrum…
Je savais que je pouvais compter sur toi pour poursuivre mon œuvre. Je suis fier de toi. J’espère que tu me pardonneras. J’aurais dû arriver plus tôt. Tu as été brûlé au moins au troisième degré. Certains métabolismes se sont lancés avant mon arrivée, et je ne peux plus te restaurer à l’identique. Surtout pas ici sans le matériel adéquat. Tu auras sans doute des séquelles qui te feront souffrir.
Accroche-toi, un jour peut-être, je saurais soigner cela également.
La révolution technologique doit être amorcée. C’est primordial pour la survie de l’espèce. J’ai tant de choses que j’aurai voulu t’apprendre, mais tu devras le découvrir par toi-même. Certains serments malheureusement peuvent s’avérer plus fort même qu’un faiseur de pluies…
Une dernière chose, fils : « Suis toujours le chemin le moins emprunté ! »
Je sortais de mon inconscience quelques mois plus tard. J’avais le vague souvenir d’avoir cohabité avec un homme qui ne cessait de gémir et de crier comme si victime d’une torture incessante. On m’apprendrait que cet homme n’était nul autre que moi.
Il est tout de même ironique, que par la suite je reçus un sobriquet aux antipodes de mes convictions. En effet, à cause de mon épreuve, on me surnomma Le Prêtre.
Dans les clergés, la nouvelle de ma survie s’était répandue comme une trainée de poudre. Les mois qu’avait pris mon état de stase furent un sursis bienvenu pour les prêtres de Tatloc. Mais lorsque je fus tout à fait remis, ils ne pouvaient plus ne pas voir en cela un signe. On ne remplaça pas la statue de chimère que j’avais prétendument brisée. Peut-être que le dieu ne voulait plus être représenté sous cette forme, se disait-il. J’étais bien malgré moi devenu une sorte de prophète.
L’Orateur Vénéré ne me dévisagea plus du même œil. Le mépris et la menace furent remplacés par une sorte de crainte mystique, je n’étais pas sûr de préférer cette seconde attitude. Quant à Razolt, je sais qu’il n’a plus jamais su soutenir mon regard. Cet état de fait le ronge et le rend amère.
En conclusion, je pense que mes ennemis savent qu’ils ne pourraient plus rien me faire. J’ai gouté au pire qu’ils avaient à offrir et j’ai survécu.
Face aux hommes de pouvoir, il est impossible de démontrer plus d’irrévérence.
[1]Moyen de navigation aérien composé d’un d’attelage d’un ou plusieurs condors géants utilisé par la caste des oiseleurs.
Tags : écriture, fantasy, partage, rédaction, style, technique
Salut Cap’tain !
Converti en ePUB et chargé dans la liseuse ! T’auras bientôt de mes nouvelles ! 😉
(et je t’envoie le fichier par mail si tu veux l’utiliser)
Thanks a lot 😉
J’espère que c’est divertissant…
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